« Souvent, la consommation d’alcool est invoquée comme excuse à la violence. » – entretien avec Anna Tanner

Lors de la Conférence des parties prenantes de la Stratégie nationale Addictions, intitulée « Addictions et environnement social » en 2022, la travailleuse sociale Anna Tanner mettra en lumière le quotidien des maisons d’accueil pour victimes de violences domestiques. Nombre d’entre elles évoquent des relations marquées par la consommation de substances addictives. Dans l’interview, Anna Tanner nous parlera de son expérience dans le conseil aux victimes.

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Détails de l'article

Mme Tanner, vous travaillez à la maison d’accueil à Berne, reconnue par le canton et qui s’occupe de femmes victimes de violences domestiques.

Anna Tanner : Le centre offre un lieu d’accueil et d’hébergement sûr aux femmes et aux enfants confrontés à la violence domestique. C’est d’ailleurs un critère pour que nous puissions les prendre en charge.

Comment ces femmes arrivent-elles jusqu’à vous ?

Les situations sont très variées. Toutes les maisons d’accueil du canton de Berne disposent d’une permanence téléphonique dédiée à cette problématique et qu’elles gèrent ensemble: AppElle!. Les femmes concernées nous contactent parfois par ce biais ; mais il arrive souvent que les appels proviennent d’autres personnes qui ont connaissance de faits de violence : des voisins, des connaissances, des amis, des membres de la famille, etc. Cette permanence est aussi utile à différents services spécialisés en quête de conseils : hôpitaux, médecins ou avocats. Lorsqu’une femme décide de quitter son domicile pour sa sécurité, elle arrive chez nous : accompagnée de la police ou en taxi par exemple. Comme il est essentiel que notre adresse reste secrète, il nous arrive de convenir d’un point de rencontre.

Environ la moitié des femmes victimes de violences font état d’une consommation problématique d’alcool dans la relation. Souvent, c’est l’homme qui boit. Est-ce que ces données correspondent à vos observations sur le terrain ?

Oui. Les femmes sont très nombreuses à témoigner d’une telle consommation. Par exemple, d’un homme qui boit régulièrement puis devient agressif.

Mais boire de l’alcool ne conduit pas nécessairement à la violence…

C’est bien plus complexe. À ma connaissance, aucun rapport de cause à effet entre alcool et actes de violence n’a été établi dans la littérature scientifique. Parfois, l’homme n’est pas le seul à boire. Souvent, on se retrouve face à une problématique multifactorielle, aussi bien dans l’entourage que dans la relation complexe qui lie l’agresseur à sa victime, un problème qui implique très fréquemment de l’alcool et des drogues. C’est pourquoi il est pertinent d’aborder ces aspects et d’en parler. Quelle est l’origine du problème ? Il se peut que la consommation d’alcool ou de drogues ait débuté après une expérience violente. Il importe de savoir ce qui était là d’abord, l’addiction ou la violence ?

Nous avons aussi vu des cas où la femme a été contrainte de consommer de l’alcool ou d’autres substances. Pour moi, ces cas dénotent une volonté de l’agresseur d’exercer son pouvoir, notamment pour rendre la personne moins vigilante et plus encline, par exemple, à pratiquer certains actes sexuels. À cet égard, l’utilisation de GHB constitue une association entre violence et substance addictive. Elle survient plutôt dans l’espace public et pas vraiment dans le contexte domestique.

On attribue souvent la cause de la violence domestique à l’alcool.

Souvent, la consommation d’alcool est invoquée comme excuse à la violence. La femme se dit généralement : « Ce n’est pas son genre, c’est l’alcool qui le fait disjoncter. S’il arrêtait de boire, tout irait de nouveau bien. » Mais c’est rarement le cas. Ce n’est pas parce que le problème d’alcool disparaît qu’il en va de même pour la violence. Pour moi, ce sont deux aspects auxquels il faut réfléchir en bloc, mais qui doivent être traités séparément.

Est-ce que cela fonctionne en général ?

Souvent, on ne reconnaît pas la présence simultanée des deux problèmes. Une personne qui se rend dans un centre de conseil aux victimes parlera, par exemple, de la violence sans aborder les substances addictives. De même, une personne contactera un service spécialisé dans les addictions sans nécessairement évoquer la violence. Les deux aspects sont associés à un sentiment de honte. Ainsi, les personnes concernées ont souvent du mal à en parler et se retrouvent isolées et coupées de leur environnement social. De plus, celles concernées à la fois par une addiction et par la violence ont souvent une piètre image et estime d’elles-mêmes. S’ajoute dans les deux cas la peur des conséquences, par exemple que les enfants soient placés dans un foyer ou une famille d’accueil. Si un problème est traité sans qu’on ait conscience de l’autre facteur, on risque de ne pas pouvoir appréhender leurs causes communes.

Il est donc important que les professionnels abordent les deux thématiques ?

Les professionnels doivent pouvoir détecter et comprendre les deux problématiques. L’anamnèse doit amener la victime à s’exprimer sur les deux sujets. Par conséquent, nous, les professionnels de l’aide aux victimes de violences, devons aussi aborder la consommation d’alcool ou de drogues. De même, il serait souhaitable que les professionnels des addictions soulèvent la question des violences. Bien sûr, il n’est pas facile dans notre pratique quotidienne de tenir également compte de l’autre volet.

Proposez-vous une consultation ou une thérapie spécifique pour les problèmes d’addiction ?

Non, mais nous collaborons avec d’autres services : CONTACT Fondation Aide Addiction, Santé bernoise et la Croix-Bleue. Avec eux, nous échangeons régulièrement sur les cas et les problématiques. Lorsque nous constatons qu’une femme accueillie chez nous est concernée par un problème d’addiction, nos partenaires se chargent de la conseiller.

Arrive-t-il aussi que des femmes vous soient adressées par des services de consultation spécialisés dans les addictions ?

Oui, par La Strada-Bus, une offre facile d’accès destinée aux travailleuses du sexe qui sont aux prises avec des problèmes d’addiction. Lorsque ces femmes dénoncent des relations problématiques, il s’agit souvent de rapports de dépendance liés à des substances illégales. En d’autres termes, une femme devient dépendante de son partenaire ou de son proxénète parce qu’il lui fournit la substance dont elle a besoin. Là, c’est la porte ouverte à la violence. Pour ces cas, nous entretenons une bonne collaboration avec La Strada.

Pourquoi l’alcool est-il plus souvent mis en cause dans les violences domestiques que d’autres substances ?

La consommation d’alcool est très répandue et socialement acceptée. On l’obtient facilement, car c’est un phénomène social : consommable partout, accessible partout. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’alcool est plus souvent incriminé lors de violences. Son effet désinhibant joue certainement aussi un rôle. Il est plus probable que la violence se manifeste davantage sous l’emprise de l’alcool que d’autres substances. La consommation simultanée de différentes substances, comme l’alcool et la cocaïne, peut avoir des effets encore plus dévastateurs.

Quel rôle joue l’alcool dans ce que l’on nomme la spirale de la violence ?

Prenons un couple dans un conflit latent qui, un jour, explose et débouche sur un acte de violence. Une fois l’orage passé, l’agresseur exprime des regrets et promet de faire des efforts. Les deux passent alors de nouveau de bons moments ensemble, sans toutefois avoir résolu le conflit. Puis, ce conflit explose à nouveau. Si la consommation d’alcool intervient dans cette situation déjà tendue, la spirale s’intensifie, notamment parce que l’alcool sert souvent d’excuse aux débordements violents. Alors, la victime a plus de difficultés à sortir de cette spirale, qui va en s’accélérant.

Les violences domestiques peuvent prendre diverses formes. Au centre bernois, vous accueillez des victimes de violences physiques, mais beaucoup font aussi état de violences psychologiques.

Les violences psychologiques se manifestent de différentes manières, dont la violence émotionnelle, qui crée une dépendance sociale. Parfois, les femmes sont insultées ou humiliées au point d’en être traumatisées et affectées dans leur estime de soi. Il arrive aussi que l’homme isole sa partenaire à la maison en l’empêchant d’échanger avec autrui ou de rencontrer des amis.

La dépendance économique constitue une autre forme de violence. Dans ces cas, l’homme conserve tout l’argent, interdit à la femme de travailler ou lui refuse cours de langue ou formations.

Nous accueillons aussi des victimes de violences sexuelles, une autre manifestation de la violence domestique.

Lorsqu’une femme franchit votre seuil, c’est que la situation s’est détériorée. Comment éviter d’en arriver là ?

Il faut plus d’offres de prévention et s’attaquer activement à la problématique, notamment mieux informer la population des différentes formes, physiques ou psychologiques, de violence domestique. Il est important que tout le monde en prenne conscience, surtout au sein des autorités, des communes, des services sociaux et chez les professionnels de la santé. Tous doivent savoir que, physique ou psychologique, la violence est répréhensible, et que les victimes doivent être prises en charge et soutenues. Il est essentiel que les femmes soient entendues seules, par exemple lors d’interventions policières ; si nécessaire, avec l’aide d’un service d’interprétariat compétent.

Si les professionnels étaient mieux sensibilisés, la situation serait nettement meilleure ?

Oui, mais ce n’est pas le seul facteur. Les conditions de vie importent aussi. Certaines personnes connaissent des situations précaires et doivent être aidées. Je pense en particulier au logement, car la promiscuité pave la voie à la violence. De plus, une situation financière ou professionnelle tendue ou un statut de séjour incertain sont autant de facteurs de stress pour les familles qui peuvent conduire à la violence. Il faut aider ces familles à réduire leur stress et les soutenir davantage.

Qu’attendez-vous des politiques ?

Il est urgent de créer des centres d’hébergement faciles d’accès et dans lesquels des professionnels pourraient traiter de front les problèmes d’addiction et de violence. Au centre d’accueil de Berne, les besoins dépassent sans cesse nos capacités. Nous nous heurtons aussi à des limites, car nous ne pouvons offrir une prise en charge suffisante aux femmes souffrant de troubles psychiques ou de dépendances. Pour elles, il faudrait d’autres offres, des lieux où les problématiques multifactorielles pourraient être mieux traitées. Et des professionnels polyvalents maîtrisant les différents domaines.

Que souhaiteriez-vous dire aux professionnels ?

Les situations sont variées et complexes. Il est crucial de les considérer dans leur ensemble, car les problèmes sont liés. Un autre aspect à prendre en compte, c’est l’égalité : il faut progresser sur ce terrain pour réduire les violences domestiques.

Pour bien comprendre la complexité des situations, l’échange interdisciplinaire est essentiel. C’est pourquoi j’apprécie vraiment des manifestations comme la Conférence des parties prenantes de la Stratégie nationale Addictions. Professionnels et groupes de tous horizons s’y retrouvent, discutent et apprennent les uns des autres. C’est une manière de s’ouvrir à de nouvelles réalités et de se former.

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